Le pendule oscille
une nouvelle de Diane Groulx
Le soleil se leva et ses rayons rendirent les couleurs des demeures et des arbres chatoyantes. La boulangère, fidèle à son habitude, était debout depuis longtemps. Elle devait se lever autour de 4 heures tous les matins pour que son pain ait le temps de lever. Elle vendait sa première fournée aux habitants du village, puis prenait la route pour faire sa livraison dans les municipalités et les villes avoisinantes.
L’inspecteur, depuis qu’il avait choisi Saint-Damien comme lieu de retraite, venait s’approvisionner le dimanche. C’était la journée qu’il avait choisie pour descendre de sa montagne. On le voyait toujours accompagné de son fidèle bulldog, un animal rondouillard qu’il avait adopté en refuge.
Après avoir acheté son pain, il s’arrêta à l’estaminet où il commandait toujours un expresso bien corsé et un café au suivant. C’était l’artiste qui le servait, car cette journée était la sienne au sein de leur coopérative. C’était d’ailleurs pourquoi l’inspecteur avait choisi le dimanche pour sortir de son antre. Il trouvait l’artiste colorée. C’était le moins que l’on puisse dire. Ses vêtements excentriques, ses longs foulards et ses commentaires incessants sur tout et sur rien l’amusaient.
On la surnommait l’artiste, mais dans les faits, personne ne savait ce qu’elle faisait au juste. De la peinture? De la sculpture? Personne ne cherchait à le savoir. En fin limier, l’inspecteur restait aux aguets et se disait qu’un jour, cette intrigue serait surement résolue.
Les crins d’un archet se frottèrent bientôt contre les cordes tendues du violon et une musique envoutante envahit les lieux. L’inspecteur jeta un coup d’œil à l’antique horloge grand-père qui trônait derrière le comptoir. Les aiguilles indiquaient 8 h 15 précises. C’était le moment de cette journée que l’inspecteur préférait, celui où l’enfant de l’artiste pratiquait son violon sur la petite scène de la salle. La mélodie qu’il avait choisie d’interpréter aujourd’hui était mélancolique. L’inspecteur ne savait pas pourquoi, mais il avait l’impression qu’un malheur allait bientôt se dessiner et ternir cette magnifique journée. Un long frisson lui parcourut l’échine.
Une luxueuse voiture roula lentement devant l’estaminet. Elle détonnait vraiment du paysage. Son passage fut aussitôt suivi par une rumeur.
— C’est encore lui! Ça fait trois fois qu’il vient cette semaine! s’offusqua l’artiste.
— Qui donc? demanda l’inspecteur.
— Le neveu de la vieille institutrice. Il vient rarement la visiter. Il doit encore essayer de lui soutirer ses avoirs.
La vieille institutrice, que tout le monde connaissait et chérissait, habitait au cœur du village. On ne savait pas son âge exact, mais elle avait été la dernière à enseigner à l’école de rang sur le chemin Beauparlant. Depuis peu, on avait remarqué qu’il lui arrivait d’avoir de légères pertes de mémoire et tous étaient devenus encore plus vigilants à son égard. Jusqu’à tout récemment, on la croyait sans famille. Puis, l’an dernier, son neveu avait fait son apparition. Cela n’avait pas empêché les citoyens de continuer de veiller sur elle.
— La vieille institutrice est riche? demanda l’inspecteur, lui qui n’avait pas perdu l’habitude des interrogatoires et des enquêtes.
— En quelque sorte. Elle est la propriétaire de plusieurs terrains un peu partout dans la municipalité, du lac Mondor au lac Matambin, en passant par la pointe du lac Noir et le lac Lafrenière.
La clochette placée au-dessus de la porte tinta. Un homme distingué fit son entrée. Toutes les têtes se tournèrent dans sa direction. L’inspecteur eut l’impression que le virtuose du violon venait d’écorcher une note.
— Tenez, en parlant du loup, chuchota l’artiste.
Le neveu jeta un coup d’œil aux alentours. Il était encore tôt et, mis à part l’inspecteur, les autres clients se faisaient rares.
Il observa avec dédain, semblait-il, les toiles des artistes de la région qui étaient accrochées aux murs. L’inspecteur fronça les sourcils, lui qui s’était laissé tenter, pas plus tard que la semaine dernière, par une toile qui avait maintenant une place d’honneur dans sa modeste demeure.
L’homme s’approcha du comptoir pour commander. Son regard se posa sur la vieille horloge grand-père et il sourcilla. Le violon émit une note inhabituelle, plus stridente.
Le neveu vit ensuite le tableau noir, juste à côté, où étaient consignés les cafés payés au suivant. Tout en faisant tinter les pièces dans sa poche, il commanda un cappuccino en pointant le tableau de son gros doigt dodu. L’inspecteur se retint de réagir. Ces cafés étaient généralement réservés pour les concitoyens dans le besoin. Mais qui était-il pour juger? Le bulldog leva la tête et lorsque l’homme passa à sa hauteur pour aller s’assoir, lui qui était généralement calme et affectueux, émit un grognement sourd.
* * *
L’inspecteur, curieux et contenant son mépris, engagea la conversation avec le neveu.
— Vous êtes nouvellement installés dans la région?
Un sourire mauvais vint éclairer le visage du neveu. Il répondit à son voisin de table à contrecœur.
— Ma tante habite juste à côté. Je viens prendre soin d’elle. Mais vous savez, c’est une vieille personne, et son café est plutôt faible. Je ne le supporte pas.
« Piètre excuse », pensa l’inspecteur.
L’enfant avait disparu, laissant derrière lui son violon déposé négligemment dans son étui. À sa connaissance, pour l’enfant qui était aussi régulier qu’un métronome, c’était la première fois qu’il interrompait de façon impromptue sa pratique. L’artiste émit le commentaire qu’elle faisait toujours lorsqu’il était question de son fils.
— Je me demande où il est passé. Ah! Cet enfant est beaucoup trop intelligent pour son bien!
Ce constat venait peut-être mettre un baume sur ses espoirs, car l’enfant, malgré son handicap, avait de nombreux talents. Elle n’était pas inquiète pour lui, car tous le connaissaient dans le village. En ville, une mère n’aurait jamais toléré perdre de vue un enfant comme lui.
Le neveu, qui avoua être un promoteur immobilier, ne traina pas dans la place. Aussitôt la dernière gorgée de café avalée, il s’éclipsa.
L’inspecteur décida de flâner un peu dans le village avant de regagner le sommet de sa montagne. Un urubu tournoyait dans le ciel à la recherche d’une carcasse. À moins qu’il ne l’ait déjà trouvé?
L’homme passa devant la demeure de la vieille institutrice, son chien sur ses talons. Son rideau était à moitié levé, signe qu’elle avait besoin de quelque chose. Il n’y avait aucune voiture dans l’entrée. L’inspecteur toqua à la porte. De l’intérieur, une voix frêle lui dit d’entrer.
En se dirigeant dans le salon, il vit du coin de l’œil une ombre furtive prendre la clé des champs par la porte d’en arrière. Le neveu? Impossible, sa voiture n’était pas dans le voisinage. Qui alors?
— Vous étiez seule?
— Oui, mentit la vieille institutrice en se mordant les lèvres. Voulez-vous bien me rendre service? L’ampoule dans ma chambre à coucher a brulé.
Elle lui indiqua où se trouvait l’escabeau et l’inspecteur se dirigea à l’étage supérieur. Le décor de la chambre à coucher était modeste. Le lit était orné d’une courtepointe. Une étrange sculpture était sur sa table de chevet. « Une réalisation d’un artiste de la région ou la création d’un ancien élève? » se demanda-t-il. Il remarqua aussi un fouillis à peine perceptible. C’était comme si tous les tiroirs avaient été ouverts. D’ailleurs, des papiers dépassaient du tiroir mal fermé de la table de chevet. Étrange de la part de cette femme qui maintenait tout dans un ordre impeccable.
Quelques minutes plus tard, il avait terminé et vint s’assoir près d’elle. Le bulldog était resté aux pieds de la vieille institutrice et elle s’étirait la main pour lui gratter le bedon.
De nature discrète, elle ne confia pas ses tracas à l’inspecteur, même si pourtant elle l’aimait bien. L’homme eut l’impression que quelques rides de plus s’étaient dessinées sur son visage buriné depuis sa dernière visite. Il n’osa pas la perturber avec les nombreuses questions que sa visite avait suscitées.
Il regagna sa montagne au volant de sa voiture à quatre roues motrices. Cette nuit-là, il dormit mal, tourmenté par la musique que l’enfant avait jouée et du mauvais présage qu’elle signifiait.
Aux premières lueurs du jour, il sentit le besoin de marcher. Il prit la laisse du chien qui ne se fit pas prier pour l’accompagner. Ses pas l’amenèrent au promontoire d’où il avait une vue imprenable sur le village encore endormi, le lundi étant la journée de congé de la boulangère.
Une lueur étrange et un panache de fumée attirèrent immédiatement son attention. Un feu s’était déclaré au cœur du village. La sirène du camion de pompier se fit entendre quelques instants, le véhicule n’ayant que quelques mètres à parcourir avant d’atteindre le lieu de l’incendie. À cette hauteur et à cause de la fumée dense, l’inspecteur ne pouvait pas voir le lieu précis de l’incendie. Peut-être l’estaminet? La boulangerie? La cordonnerie? À moins que…
* * *
L’inspecteur retourna presque en courant chez lui, prit son trousseau de clés et se mit au volant. Son cœur battait à tout rompre. Il dévala rapidement le flanc de la montagne et se retrouva bientôt sur la rue Principale. Il dut laisser son véhicule près du marché d’alimentation, la rue étant bloquée par les nombreux badauds.
Une petite maison brulait, la maison de la vieille institutrice. Le cœur de l’inspecteur ne fit qu’un bond dans sa poitrine. Les pompiers volontaires arrosaient abondamment pour éteindre le feu ravageur. Ils arrosaient aussi l’estaminet voisin pour éviter la propagation des flammes.
Il souhaitait ardemment que la vieille institutrice se fût extirpée des lieux et qu’elle fût saine et sauve. En observant les visages inquiets autour de lui, l’inspecteur comprit que tous, comme lui, redoutaient le pire. L’artiste tenait fermement la main de son fils. Ce dernier était hypnotisé par le rougeoiement des flammes. Le cordonnier s’épongeait nerveusement le front. Était-ce la chaleur du brasier qui l’importunait de la sorte?
Ils entendirent une autre sirène. Les pompiers volontaires du village voisin venaient prêter mainforte à leurs collègues, l’incendie devenant difficilement contrôlable.
Quelques heures plus tard, une fois l’incendie maitrisé, l’inspecteur s’approcha du chef des pompiers. Il constata que la maison était une perte totale.
— Est-elle à l’intérieur?
— Nous pensons que oui. J’espère qu’elle n’aura pas souffert.
— Et les causes de l’incendie?
— Nous n’en savons rien pour le moment. Mais nous avons trouvé un bidon d’essence, caché sous le balcon arrière de la maison.
Il se pouvait donc que l’incendie soit criminel? Le chef essuya vivement une larme qui perlait au coin de son œil. Ils devaient maintenant attendre les enquêteurs de la police avant d’entamer leurs recherches dans les décombres.
L’estaminet avait pu ouvrir ses portes. L’inspecteur en profita pour aller voir ce que disaient les rumeurs. Il ne fut pas surpris d’y trouver tant de monde.
Aujourd’hui, c’était le cordonnier qui faisait le service. Il était fort occupé et en attendant qu’on prenne sa commande, l’inspecteur laissa errer son regard dans la pièce. Tout à coup, il s’arrêta. L’horloge grand-père avait disparu! Il héla le cordonnier.
— Quelle heure est-il?
L’homme tourna la tête et remarqua lui aussi l’absence de l’objet antique.
— Ah bien! Ça parle au diable! L’horloge n’est plus là!
— Quelqu’un avait-il forcé la porte de l’estaminet ce matin?
— Non, je n’ai rien remarqué d’inhabituel. Il va falloir que je signale ce vol à la police. C’est étrange tout de même.
— Quoi donc? demanda l’inspecteur.
— Cette horloge appartenait à la vieille institutrice. Elle nous l’avait prêtée pour décorer les lieux.
* * *
Même si on n’avait pas sollicité son aide, l’inspecteur décida d’enquêter sur l’incendie et la mystérieuse disparition de l’horloge. « Il y a forcément un lien entre les deux, » pensait-il.
Il commença par interroger le cordonnier. À voir son visage pâlir et les gouttes de sueur qui perlaient sur son front, l’inspecteur soupçonnait qu’il cachait quelque chose. Il avoua enfin :
— Le bidon d’essence, c’est moi qui l’ai laissé là. J’ai tondu la pelouse de la vieille institutrice et j’ai oublié de remettre le bidon dans le cabanon. Je venais de tout ranger et j’étais allé porter la clé en dedans. J’étais trop paresseux pour retourner la chercher et j’ai caché le bidon sous le balcon. Mais je vous assure qu’il était vide. Vous devez me croire!
À cet instant précis, le neveu, affolé, entra dans le commerce.
— Je ne peux pas y croire! Quelqu’un peut m’expliquer ce qui s’est passé?
— Venez vous assoir, l’invita l’inspecteur. Où étiez-vous?
— J’étais retourné à la ville. Je revenais ce matin pour voir ma tante et…
Le neveu éclata en sanglots.
— Avez-vous un alibi? Quelqu’un peut-il attester de vos faits et gestes? demanda l’inspecteur.
— Vous me soupçonnez? Mais de quoi au juste?
Puis, il comprit.
— Vous croyez que j’ai tué ma tante? Mais, ma foi, vous êtes fou! Je ne suis pas un criminel! Je suis un homme d’affaires respecté.
Tout en parlant, il fit tinter les pièces dans ses poches. Puis, sa voix se brisa. L’inspecteur ne lâcha pas prise.
— Où étiez-vous? Pourquoi n’avez-vous pas passé la nuit ici?
— Je me suis brouillé avec ma tante. J’étais venu lui demander de me venir en aide. J’ai un gros projet immobilier en tête. Je voulais qu’elle me cède une partie de ses terrains. Mais elle était très têtue et elle ne voulait pas.
L’inspecteur eut alors une idée.
— Voulez-vous bien vider vos poches, s’il vous plait?
Le neveu ne comprit pas pourquoi, mais s’exécuta tout de même. Des jetons du casino roulèrent sur la table.
À cet instant, l’enfant de l’artiste entra dans l’estaminet, aperçut l’inspecteur et le neveu et prit la poudre d’escampette. L’inspecteur se rua dehors et courut derrière lui.
Il l’empoigna par le bras pour arrêter sa course. L’enfant, le regard fuyant, comme toujours, se mura dans le silence. L’inspecteur sut que seul, il n’en tirerait rien. L’enfant ne lui faisait pas suffisamment confiance. Il regrettait d’être parti trop vite ce matin et d’avoir laissé le bulldog sur la montagne.
Une voiture descendit la rue Principale et se stationna devant l’estaminet. Une portière claqua. C’était la boulangère. Elle se hâta d’aller ouvrir à sa passagère qui mit un temps fou à sortir de la voiture. Tous reconnurent la vieille institutrice qui était saine et sauve.
Dans la nuit, elle avait ressenti un malaise et avait appelé la seule personne qu’elle savait capable d’être debout à une heure aussi matinale. La boulangère l’avait conduite à l’hôpital de Joliette. La vieille institutrice était bouleversée de voir sa maison, tous ses biens et ses souvenirs évanouis.
Autour d’une théière en céramique remplie de thé rouge, elle expliqua la suite des évènements à l’inspecteur.
— Comme vous l’avez deviné, mon neveu a un problème de jeu. Il était hors de question pour moi de lui donner un centime. Mais il commençait à me faire peur. Il était très insistant et il venait souvent. J’avais peur qu’il me vole les titres de mes propriétés. Je les avais donc cachés dans l’horloge grand-père que j’ai donnée à l’estaminet. Puis, hier, l’enfant de l’artiste m’a fait comprendre que mon neveu avait reconnu l’horloge.
— Votre neveu est donc venu la voler?
— Non, inspecteur. Je savais mon neveu malade et je voulais lui éviter des ennuis. J’ai demandé à l’enfant de la mettre en lieu sûr.
— Et le feu? s’enquit l’inspecteur.
— Mon neveu était prêt à tout pour avoir l’argent, mais je n’ose croire qu’il voulait me tuer.
Elle maintint son regard. Le chef des pompiers entra dans l’estaminet et se dirigea vers la vieille institutrice.
— Je suis sincèrement désolé pour votre maison. On a eu bien peur que vous y ayez trouvé la mort. Vous voir ici me rassure, nous rassure tous.
— Les enquêteurs ont-ils déterminé la cause de l’incendie? demanda-t-elle.
— Oui, le feu a commencé dans votre chambre à coucher. C’est une chandelle allumée qui…
La femme se souvint et blêmit.
— Je crois bien avoir oublié de l’éteindre avant de partir pour l’hôpital.
— Mais pourquoi avoir allumé une chandelle, pourquoi ne pas avoir appuyé sur l’interrupteur dans votre chambre?
Elle répondit, sure d’elle :
— Mais l’ampoule est brulée, voyons!
FIN
Offerte par l'auteure Diane Groulx, "Le pendule oscille" est une nouvelle de Saint-Damien. Découvrez le portrait de Diane en cliquant ici.